Episode IV

17 janvier 1719

La pièce craque et gémit sous les viriles bravades des pirates avinés. L’odeur de suif lutte vaillamment pour écraser de ses volutes poisseuses les relents de sueur et de pets. En vain, le combat est perdu d’avance.

Barbe noire frappe du plat de la main entre les épaules d’El Gatito. Il n’en peut plus de s’esclaffer d’extase en voyant son coq s’asperger avec sa propre bière.

“Raconte nous encore Gatito! Comment t’as finalement réussi à retrouver tes anciens compagnons!” 

Toute la tablée déborde d’injonctives et de doléances, tout le monde veut réécouter le récit du coq égaré. Lui qui seul avait survécu!

“Oui raconte! Lance Croc le borgne! Raconte l’abordage!”

Un sourire de satisfaction vient timidement taillader le visage du colosse. Il n’en est pas peu fier de sa mort, le bougre! Il aurait eu honte de retrouver son ancien équipage à cause d’une cuite de trop ou d’une mauvaise chute dans un port.

“Et prends ton temps cette fois! On veut tout savoir! S’écrit une nouvelle fois Barbe noire, et ne t’inquiète pas pour le Jugement! En ces temps troublés, le bon Dieu Lui-même croule sous le travail! On passera pas en justice avant des lustres! Traverser les limbes, même avec un joli rafiot comme celui-ci, ça devrait durer un moment!”

Un verre est renversé, puis un autre. Une grappe de raisin est échangée contre une cruche de vin et, peu à peu, le silence se fait. Chaque forban, les yeux écarquillé, est suspendu aux lèvres d’El gatito comme un pendu à sa potence.

Le gros cuistot se lance “Alors au début…”

-Plus fort! crache un soûlard édenté du bout de la table.

El Gatito se gratte la gorge puis reprend un peu moins timidement.

-Au début disais-je, on s’est retrouvé à Saint Augustin. C’était par hasard, juste pour éviter Vane et sa brigantine qui crache la mort. Alors comme on était à terre, on s’est dit qu’on avait qu’à refaire le stock de vivres. Peut être que Vane en aurait marre de nous attendre planquer derrière son îlot et qu’il s’en irait. Bref on fait nos affaires, on s’installe.”

Chacun s’est légèrement penché en avant pour mieux voir le conteur. El Gatito marque une pause pour ménager son effet et reprend sur le ton de la conversation.

“Le moineau et moi, on décide d’aller demander de l’aide au bon Dieu. Ça peut pas faire de mal de demander au Créateur un petit coup de main pour éjecter du chemin l’autre importun. Mais en guise de réponse, voilà pas que notre Seigneur nous envoie un ivrogne qui nous parle de Maynard, du trésor, que sais-je encore. Alors je vire un peu le Moineau qui voulait lui faire les poches devant l’église…”

Râles d’indignation parmi l’assistance, quelques appels au silence, et le pirate unijambiste reprend:

“Le gars, moi, je le trempe dans un abreuvoir pour le faire dé-saouler et je l’amène au capitale Bellamy. Là, le type crasseux se montre irrespectueux et je lui fais manger la table en chêne à deux trois reprises..

-Normal.
-Bien fait.
-Chier.
-Hi hi hi t’es déchêné!
-Chuuuuuut!

… et le capitaine m’autorise à le jeter à fond de cale pour le questionner demain quand il aura décuvé. Le Moineau garde sa jolie rapière pour qu’il arrête de faire le crétin avec et que j’ai pas à lui ouvrir la tête à coup de pelle”

-Normal.
-Ouais!
-Chier.
-Hi hi hi pelle à tarte… dans la gueule !
-Mais vous allez la fermer !

…Le lendemain, nuit sombre, pas de lune, on part. Alors le mec nous raconte qu’il était avec Maynard quand le Commodore et vous autres vous avez été tués et que moi j’ai été mis aux fers sur le Duchess. Peut être même que c’était Maynard lui-même pour ce que j’en sais. Bref moi, je voulait le tuer. Net”

-Normal.
-C’est sûr qu’il faut le crever !
-Dans le doute!
-Hi hi hi Sans même le cuisiner un peu?…Le coq? Cuisiner? T’as compris?
-Il reste du ragoût?

… Bon le capitaine veut pas et puis le gars est pourchassé de partout, il est ruiné, et il sait pour notre course au trésor alors autant l’avoir sous le coude en l’incorporant au reste de l’équipage. D’autant plus qu’il est bon marin. Il s’appelle Bébert et il pue. On se met donc en route pour Charlestown vu que c’est là qu’il y a deux des femmes du commodore avec les tatouages de la carte au trésor et tout et tout, alors vu qu’on veut tous l’or ben on y va et LÀ !…”

El Gatito a crié ce dernier mot pour secouer l’assistance. L’effet est réussi, pendant une seconde, il semble même que le bateau craque un peu moins fort.

“LÀ !… crie-t-il à nouveau, El Treto attrape ce fumier de Siméo qui a placé une bougie et un miroir à l’arrière du sloop pour qu’on puisse nous filer tranquillement. Dans la panique ce fils de rien se jette à l’eau!

-Qui ça? El Treto?
-Mais non Siméo pauvre abruti!
-Si vous étiez pas déjà morts je crois que je vous crèverais tous les deux tellement vous êtes des moules!
-Mais vous allez la fermer à la fin!

… Et donc Pedro mon fidèle perroquet, va lui tourner au dessus de la tête pour que je puisse le rattraper avec la chaloupe, ce que je réussis à faire assez facilement avant de le remonter à bord. Bien sûr, on lui fait donner le fouet.

-Normal.
-Bien fait.
-Hi hi hi le fouet!

 … Et il avoue qu’il nous fait filer par Vane, qui d’ailleurs approche toutes voiles dehors, et qu’il a revendu l’info sur les tatouages des femmes de Barbe noire à tout le monde, Israël Hands, Maynard, Vane, tous ceux qui ont bien voulu raquer. Et là il fait du bonus avec Vane. On finit par le jeter par dessus bord.

-Normal.
-Bien fait pour sa gueule.
-Qui a pris ma cuisse de dinde?!
-Hi hi hi le gars a tout balancé! Il a ouvert les Vane!!

 … Alors bien sûr ça se complique à ce moment là parce que Vane nous rattrape, on fait une manœuvre un peu foireuse à un moment donné et nous voilà coincés. D’un côté les récifs, de l’autre Vane et sa bordée de canons, impossible de manœuvrer correctement. On est cuit. Notre seul espoir c’est de passer entre Vane et la côte en espérant qu’il ait pas eu le temps de faire charger ses canons bâbords.”

Le coq se met à murmurer avec un air de conspirateur. Même les plus gloutons ont arrêté de mastiquer. Ceux qui se servaient un verre le laisse déborder, comme aspirés par un temps qui se serait soudain figé.

“C’est alors que El Treto et moi, pendant que les autres fiottes font dans leur froc, on a une idée sévèrement burnée (silence): On va aborder Vane et prendre d’assaut son équipage de femelles!”

Alors soudain, la pièce tremble comme sous l’effet d’une explosion! Les pirates bondissent de leurs sièges! Jettent leurs verres, crient leur admiration, leurs regrets de n’avoir pas pu mourir une nouvelle fois ce jour là! Les vivats et les hourras renversent les coupes, écrasent les fruits, un saladier paie de sa vie les embrassades des uns, une chaise rompt sous les improvisations théâtrale des autres ! Boum ! Fracas, un pot vole, une tête sonne… Ça rit… En voilà un qui fait des moulinets avec un os, un autre déclame des vers !… Là, une tasse devient un pistolet, une broche, un mousquet, sont renversées les soupes, piétinés les desserts, lancés les fruits, buent les cruchons… Et l’on tombe… l’on crie plus fort… Hourra !… Mordious !… Par Dieu !… A l’abordage !… Et debout sur la table, les pieds dans les assiettes, les pirates dansent et vocifèrent, mimant l’abordage, singeant la mort, surjouant la gloire ! Rien n’est excessif, rien n’est absurde !… Il n’y a plus le roulis ni le craquement, ne reste que la joie retrouvée de la vie de forban qui a passé.

Alors, dansant sur sa jambe de bois, El Gatito crie plus fort, couvrant le tumulte avec une phrase, l’encourageant de la suivante!

“Nous projetons notre navire contre celui de Vane en faisant d’abord mine de nous rendre. Et soudain l’impact ! Bim ! Et l’assaut ! La souris fait feu avec nos canons pour emporter le maximum de flibustiers ! Et nous sortons de nos cachettes en tirant ! On n’y voit plus rien dans la fumée des armes ! Bébert, l’ivrogne de Maynard, se rue immédiatement sur Rackam ! Pas de trace de Vane ! Nous sommes à un contre cinq et El Treto jette des grenades et je démembre, massacre tout ceux qui me passent entre les mains ! Le Gaucher, de son mousquet, a tué les meneurs ! Bang ! Bang ! Le moineau jette ses pistolets vides et sort son épée ! Il tranche, perse ! Ma jambe de bois est pulvérisée ! Je dois me servir de ma pelle pour rester debout ! Hop ! Ils sautent sur notre pont ! La souris se fait capturer ! Outch ! El Treto a l’épaule en sang ! Tchac ! Le gaucher est à terre! Ses viscères s’échappent de tous côtés ! Le moineau est frappé par derrière ! Son crâne est fendu, son oreille vole ! La souris se libère, poignarde une fesse !

-NOOOOOOORMAAAAAL !
-BIEN FAAAAAAAIT !
-Hi hi hi la fessée !
-Bim !
-Tchak !
-Attention tu mets tes pieds dans le ragoût!”

Puis le fracas s’épanche  aussi brusquement qu’il était monté. Les yeux se baissent. On pose les tabourets, les chaises, les cruchons, les rêves. On se souvient qu’on est mort et qu’on fait route vers le Jugement. Alors El Gatito conclut:

“Moi j’ai le ventre ouvert, un bras en lambeaux. Je suis content. Nous sommes victorieux. Bebert tient la tête de Rackam, el Treto et la souris peuvent encore marcher. Je vois Le moineau dans son sang. Il ne bouge plus. C’était le seul qui aurait pu me sauver. Qu’importe, j’ai retrouvé mon honneur. Je m’installe pour mourir tranquillement. Le Gaucher fait de même… Notre sloop sombre lentement mais nous pouvons récupérer la brigantine de Vane. On apprend que Rackam voulait juste nous parler après avoir marronné Vane! Quelle ironie. Quelle bagarre!”

Soudain le bateau heurte violemment quelque chose. La côte peut être… Un cachalot sûrement… Un récif sans doute…

L’équipage monte sur le pont en courant pour découvrir une plage de sable blanc. Le Jugement. Au loin, une femme approche dans une robe blanche. Ses pieds nus laissent une empreinte délicate dans le sable. Immédiatement, El Gatito reconnait Le Gaucher. Lui qui avait était de tout temps efféminé, à parler pour rien et à chouiner sans arrêt. Le coq n’est pas surpris que ce soit en fait une femme! C’est même rassurant!

Barbe noire serre les dents:

“Le Jugement Gatito… Nous y sommes.
-Normal.
-Chier.
-Hi hi hi y a une fille !”

El Gatito tourne les talons et redescend dans la salle à manger.

“Où vas-tu, demande le commodore?”

Le coq se retourne tranquillement en haussant les épaules…

“Je vais nous préparer un dessert !”